ELLE. Avec La Rafle des notables » [Ă©d. Grasset], vous vouliez laisser une trace de votre histoire familiale Ă vos enfants et petits-enfants. Quelle Ă©tait votre intention avec ce livre que vous ne vouliez pas Ă©crire ? Anne Sinclair. DâemblĂ©e, je lâavoue, je me dĂ©savoue ! Jâai toujours dit que les MĂ©moires dâune journaliste nâavaient aucun intĂ©rĂȘt et, en publiant PassĂ© composĂ© » [Ă©d. Grasset], je mange mon chapeau ! LâannĂ©e derniĂšre, LCP et Patrick Cohen mâont fait un magnifique cadeau avec lâĂ©mission RembobâIna », qui a rediffusĂ© des extraits de 7 sur 7 ». Je ne les avais jamais revus car je dĂ©teste me regarder. Jâai trouvĂ© intĂ©ressant ce tĂ©moignage sur une Ă©poque politique et mĂ©diatique. Ă partir de lĂ , jâai eu le dĂ©sir dâĂ©largir le portrait de la fille de la tĂ©lĂ©, de raconter mon enfance, ma passion pour le journalisme et, de fil en aiguille, tout le reste.>>> Anne Sinclair, l'histoire d'une vie en imageELLE. Dans une interview, Ă©crivez-vous dans vos MĂ©moires, la deuxiĂšme question est la plus difficile ! DeuxiĂšme question donc alors que vous vous ĂȘtes toujours tue, pourquoi raconter le sĂ©isme que vous avez vĂ©cu Ă New York ? Au fond, je suis connue pour deux raisons une Ă©mission qui reste encore dans les mĂ©moires â tous les chauffeurs de taxi sâen souviennent ! -â et unes de journaux dont jâai fait lâobjet Ă mon corps dĂ©fendant⊠Or, je ne suis pas complĂštement lâune ni tout Ă fait lâautre, de sorte que jâai eu envie de dire, avec pudeur et rĂ©serve, qui je suis. Le sĂ©isme qui a dĂ©vastĂ© ma vie, je ne voulais dâabord pas en parler. Puis jâai pensĂ© quâon allait me le reprocher Mais elle se fiche de nous ! » Alors, jâai choisi de raconter mon ressenti, uniquement mon ressenti. Je ne me sens pas autorisĂ©e Ă parler dâactes qui ne sont pas de mon Alors que vous donnez lâimage dâune femme forte et sereine, on vous dĂ©couvre pleine de doutes. DâoĂč vient cette intranquillitĂ© ? Câest vrai que, par dĂ©finition, je ne suis pas trĂšs contente de moi. Je suis une femme normale, alors que jâaurais aimĂ© ĂȘtre exceptionnelle, et je vous jure que ce nâest pas de la fausse modestie. Je suis pleine de doutes et en mĂȘme temps trĂšs joyeuse, jâai une grande force de vie et une bonne santĂ© mentale. Cela vient sans doute de mon Ă©ducation, jâai Ă©tĂ© Ă©levĂ©e, protĂ©gĂ©e, aimĂ©e par mes parents de maniĂšre trĂšs diffĂ©rente. Mon pĂšre Ă©tait solaire, trĂšs sociable, il adorait le Midi, la douceur de vivre et⊠sa fille ! Ma mĂšre, elle, ne mâa pas autant magnifiĂ©e. Ses critiques ont probablement entamĂ© mon ego mais je lui dois Ă©normĂ©ment. Avec mon seul pĂšre, jâaurais Ă©tĂ© fainĂ©ante ! Maman Ă©tait exigeante, elle mâa aimĂ©e dâune maniĂšre qui, enfant, ne me convenait pas entiĂšrement, mais qui a fait de moi une femme Ă peu prĂšs Ă©quilibrĂ©e. ELLE. Et aussi une femme toujours en quĂȘte dâassentiment ? Ma mĂšre Ă©tait un peu mante religieuse, nous avons eu des rapports compliquĂ©s, jâai le sentiment dĂ©solant dâĂȘtre un peu passĂ©e Ă cĂŽtĂ© dâelle. Elle sâennuyait, elle Ă©tait dĂ©sĆuvrĂ©e, je me devais dâĂȘtre sa fille trophĂ©e. Mais mĂȘme si je me tortillais pour lui complaire, jâai eu lâimpression de ne jamais rĂ©pondre Ă ses attentes. JâespĂšre ne pas en faire un portrait trop sĂ©vĂšre, elle nâĂ©tait, surtout, pas Et dâhumeur maussade, Ă©crivez-vous. Est-ce par opposition Ă elle que vous faites toujours bonne figure ? Cela vient plutĂŽt du cĂŽtĂ© de mon pĂšre, dont la mĂšre, Marguerite Schwartz, Ă©tait trĂšs soucieuse de ce quâelle appelait la force morale. Ăa ne veut pas dire never explain, never complain », je complain a lot » ! Câest plutĂŽt lâidĂ©e quâon doit tenir le coup et serrer les dents. ELLE. Vous confiez que vous nâavez pas un tempĂ©rament rebelle, mais nâarrivez-vous pas toujours Ă vos fins, mine de rien ? Je suis probablement une des seules femmes qui puisse dire jâai annulĂ© mon mariage parce que Pompidou est mort ! Jâai expliquĂ© Ă mon fiancĂ© dâalors quâil fallait repousser la date de la cĂ©rĂ©monie parce que jâĂ©tais dĂ©bordĂ©e de travail Ă Europe 1, Ă cause des Ă©lections, alors que je nâĂ©tais rien du tout, Ă Europe, Ă lâĂ©poque ! Mes parents ont Ă©tĂ© formidables, ils auraient pu prĂ©fĂ©rer ce garçon BCBG Ă lâenfant de la Ddass quâĂ©tait Ivan LevaĂŻ dont je fus plus tard Ă©prise, mais il nâen fut rien. Il faut dire quâIvan est un homme rare, dâune immense gĂ©nĂ©rositĂ©, nous sommes restĂ©s trĂšs proches, il est comme un frĂšre aujourdâhui. Je vois bien la chance que jâai eue de naĂźtre dans un milieu favorisĂ©. Ma mĂšre trouvait par ailleurs que journaliste nâĂ©tait pas un vrai mĂ©tier, elle aurait prĂ©fĂ©rĂ© que je sois dentiste !ELLE. Pourquoi ne pas ĂȘtre devenue grand reporter, votre rĂȘve dâenfant ? Ma vocation de journaliste est vraiment nĂ©e lors du coup dâĂtat du 13 mai 1958 Ă Alger. Mon pĂšre, qui travaillait pour Elizabeth Arden, avait Ă©tĂ© envoyĂ© lĂ -bas, je sentais ma mĂšre anxieuse, jâai voulu en savoir plus. Jâavais 10 ans, je ne connaissais rien Ă rien, on nâavait mĂȘme pas la tĂ©lĂ©, je me suis mise Ă Ă©couter la radio tout le temps ! Jâai trouvĂ© impressionnants ces journalistes qui tendaient un micro dans les rues dâAlger pour essayer de faire comprendre la situation. Au fond, câest assez pĂ©dagogique comme vision du journalisme, mais câest ça que jâai voulu faire donner modestement des clĂ©s pour comprendre le monde. Ensuite, je suis entrĂ©e Ă Europe 1, le Graal pour moi, puis Ă la tĂ©lĂ©vision. Câest vrai que jâaurais aimĂ© faire des reportages, moins théùtraux, plus difficiles que du journalisme de plateau, mais je me suis laissĂ© porter par les Vous dites nâavoir jamais Ă©tĂ© victime de sexisme, câest vrai ? Absolument, je nâai jamais ressenti lâoppression dâĂȘtre femme. Jâai surfĂ© sur une vague comme une femme alibi. Je suis fĂ©ministe mais cela nâa pas Ă©tĂ© mon combat premier. Je suis profondĂ©ment universaliste, ma carte dâidentitĂ© est multiple je suis femme, je suis mĂšre, je suis journaliste, je suis française, je suis juive, je suis de gauche. En rupture avec une certaine gauche dâaujourdâhui soucieuse de communautĂ©s identitaires, alors que, pour moi, le combat premier et historique de la gauche est de rĂ©duire les inĂ©galitĂ©s. En fait, je suis une vieille modĂ©rĂ©e ! Jâai 72 ans, mon Ăąge, ma formation, mes modĂšles font que je nâadhĂšre pas Ă des ruptures Surprenant, vous dites que la tĂ©lĂ©vision nâĂ©tait pas votre genre, mais pourquoi ? Jây allais comme on va au travail, et jâadorais ça, rĂ©flĂ©chir, faire accoucher mon invitĂ© de sa pensĂ©e, de sa vision du monde. Mais, en mĂȘme temps, jâai toujours pensĂ© que la tĂ©lĂ©, ce nâĂ©tait pas grand-chose⊠La notoriĂ©tĂ© nâest en rien un gage de qualitĂ©. Quand on fait du journalisme de plateau, on est aussi connu que quand on donne les rĂ©sultats du loto ! Jâai toujours pris la tĂ©lĂ©vision avec distance. ELLE. Peut-on dire que le milieu politique nâĂ©tait pas votre genre, non plus ? Jâaimais lâobserver, le comprendre, mais jâaurais Ă©tĂ© incapable dâĂȘtre militante. La derniĂšre annĂ©e de son quinquennat, François Hollande mâa proposĂ© de devenir son ministre de la Culture, câĂ©tait un grand honneur que jâai Ă©videmment dĂ©clinĂ©. La politique est affaire de compromis, voire de compromission, et je ne suis pas douĂ©e pour cela. Face Ă lâHistoire, Mitterrand a eu raison et Pierre MendĂšs France tort, mais câest ce dernier que jâadmire le Vous parlez souvent de votre sentiment de culpabilitĂ©, mais coupable de quoi ? De tout ! Jâai un sentiment dâincomplĂ©tude. Jâai surtout eu lâimpression de nâavoir pas Ă©tĂ© assez prĂ©sente avec mes enfants. Lorsque TF1 a Ă©tĂ© rachetĂ©e par Bouygues, mon fils sâest exclamĂ© Peut-ĂȘtre quâils vont te virer et que tu pourras enfin venir me chercher Ă lâĂ©cole. » Sa phrase mâa heurtĂ©e, mais ne mâa pas empĂȘchĂ©e de continuer de travailler. Jâaurais aimĂ© ĂȘtre une mĂšre exceptionnelle, lĂ aussi, je nâai pas le sentiment de lâavoir Ă©tĂ©. Cela dit, mes enfants nâont pas lâair de mâen tenir rigueur, ils sont adorables avec moi, heureux et Ă©quilibrĂ©s, je nâai pas dĂ» ĂȘtre une si mauvaise mĂšre que ça, finalement...ELLE. Vous qui rĂȘviez dâune famille nombreuse, vous avez eu deux fils⊠Mais jâai adoptĂ© mes deux belles-familles, celle dâaujourdâhui, les Nora, des ĂȘtres dâune affection et dâune gĂ©nĂ©rositĂ© inouĂŻes, et avant eux les Strauss-Kahn. Les enfants de Dominique, je les aime. Jâai adorĂ© cette tribu, on a fait ensemble des voyages de Vous arrivez Ă vous souvenir des jours heureux avec Dominique Strauss-Kahn ? Jâessaie dâĂȘtre Ă peu prĂšs Ă©quitable, de ne pas tout repeindre aux couleurs dâaujourdâhui ou dâhier. Nous avons eu une pĂ©riode trĂšs heureuse, jâai aimĂ© cette vie et jâai aimĂ© cet Quâest-ce qui vous a sĂ©duite chez lui ? JâĂ©tais amoureuse, je le trouvais trĂšs intelligent, trĂšs brillant, capable de sâintĂ©resser Ă mille choses, il nâĂ©tait pas un homme politique uniquement tendu vers le pouvoir. Il a supportĂ© de perdre des Ă©lections, de dĂ©missionner du ministĂšre des Finances sans que cela entame son ego profond. Il nâa besoin de personne, alors que jâai besoin des gens. ELlE. Vous aviez besoin de lui, vous vouliez lâĂ©pater ? Et jây arrivais rarement. Quand je rentrais dâune Ă©mission, je lui demandais câĂ©tait bien ? Il me rĂ©pondait oui, trĂšs bien, et il passait Ă autre Vous employez le mot emprise » pour qualifier vos relations. Que voulez-vous dire ? Cela tient peut-ĂȘtre Ă lui, mais peut-ĂȘtre aussi Ă moi, jâai reproduit le schĂ©ma de dĂ©pendance qui me liait Ă ma mĂšre. JâĂ©tais une femme dâaction, je gĂ©rais le budget de la famille, jâinterrogeais les puissants et jâĂ©tais avec lui dans la hantise du dĂ©saccord et la crainte de lui dĂ©plaire. Alors, Ă©tait-ce de lemprise, je ne sais pas, mais en tous les cas, de la soumission et de lâacceptation. ELLE. Ă lire ce que vous titrez comme le chapitre impossible », on a lâimpression que ce qui vous importe, câest de dire que vous ne saviez rien, câest cette vĂ©ritĂ© qui Ă©tait essentielle de faire entendre ? Deux choses mâimportaient. Contrairement Ă tout ce quâon a dit, je nâavais pas envie dâaller Ă lâĂlysĂ©e, lui non plus nâavait pas trĂšs envie dâailleurs, câĂ©tait un enchaĂźnement de circonstances⊠Ăvidemment, je lui avais dit, si tu y vas, jâirai avec toi. Mais je sais trĂšs bien ce quâest la vie publique, vivre sous le regard des gens, et franchement cela nâa jamais Ă©tĂ© mon rĂȘve. La deuxiĂšme chose qui me tenait Ă cĆur, câest que lâon comprenne que je ne savais rien des comportements de mon mari. Je sais que câest trĂšs difficile Ă admettre, jâavoue que moi-mĂȘme, si on me racontait cela, je ne le croirais pas, mais pourtant, câest vrai. On me croira ou pas, il y aura toujours des bienveillants et des malveillants, tant pis pour ces Je baignais dans le dĂ©ni », confiez-vous, comment lâexpliquez-vous ? JâĂ©tais dans le dĂ©ni parce que jâĂ©tais dans la confiance. Il avait un pouvoir de persuasion trĂšs fort ; quand jâavais des soupçons, il les dĂ©montait et jâavais envie de le croire. Dominique me connaissait trĂšs bien, il savait trĂšs bien comment me convaincre. Quâon mâait prĂ©venue », câest faux ! Quiconque dirait aujourdâhui que jâĂ©tais au courant mentirait. ELLE. Tous ces gens qui ont parlĂ© Ă votre place ont ajoutĂ© Ă la blessure ? Oh, vous savez, jâai tout entendu⊠Mais quand jâai dĂ©couvert les histoires de Lille, je me suis dit, ça va comme ça. Stop. Le Sofitel, câĂ©tait autre chose dans sa dĂ©mesure le monde entier qui nous Ă©piait, moi qui devais me cacher sous une couverture sur la banquette arriĂšre dâune voiture pour aller voir ma petite-fille qui venait de naĂźtre. Tout cela Ă©tait Aujourdâhui, vous rĂ©alisez que câest vous qui avez vĂ©cu cette folie ? Oui mais avec tranquillitĂ©. Dâabord parce que je dĂ©teste les gens aigris et que je me suis jurĂ© de ne jamais lâĂȘtre et ensuite parce que jâai la chance que tout aille bien dans ma vie. ELLE. Quâest-ce qui vous a fait tenir pendant ce sĂ©isme ? On ne laisse pas tomber un homme qui est Ă terre. Et puis jâĂ©tais dans la bataille, je pensais juste Ă sauter barriĂšre aprĂšs barriĂšre. Et je nâavais pas de raison de ne pas le croire. Je pense que jâai comptĂ© pour lui, mais jâĂ©tais au bout. Nous nâavons jamais eu dâexplication de Et aprĂšs, quâest-ce qui vous a permis de vous reconstruire ? La reprise de ma vie professionnelle, lĂ©criture de livres, lâamour de mes enfants, voir grandir mes petits-enfants, la continuation de mes relations avec mes beaux-enfants. Et puis, Pierre [Nora, ndlr], qui mâa sauvĂ© la vie. Il avait vĂ©cu un deuil lui aussi, on aurait pu se consoler ensemble, faire une fin comme on dit, eh bien ça nâa pas Ă©tĂ© ça. On a eu suffisamment de joie de vivre, dâenvie de vivre pour avoir une belle et vraie histoire. ELLE. Peut-on dire quâaujourdâhui vous avez enfin une existence qui est votre genre ? Je suis plus sereine que je ne lâai jamais Ă©tĂ©, plus vivante, plus gourmande dans tous les sens du terme. Ăvidemment, avec Pierre, on a sans doute moins de temps devant nous quâon en a derriĂšre, mais jâai appris Ă vivre au prĂ©sent. Enfin câest Ă moitiĂ© vrai⊠Jâai moins peur de la mort que de la dĂ©gradation, je souhaite quâelle nous soit Ă©pargnĂ©e Ă lâun comme Ă lâautre. Disons que jâai plus conscience quâhier de la finitude des Quâest-ce que la vie vous a appris ? Quâil faut la goĂ»ter. Bien sĂ»r, jâai connu des deuils, des Ă©preuves, mais comme tout le monde. Jâaurais mauvaise grĂące Ă me plaindre. Jâai eu une chance folle dans ma vie ! PassĂ© composĂ© », dâAnne Sinclair Ă©d. Grasset. En librairie le 2 juin.